Emilie TREVERT, à Tournai (Belgique) avec Denis-Jean DELDIQUE
Le Journal du Dimanche
Dimanche 28 Octobre 2007
Nous sommes à Tournai, en Belgique. Un pays qui, officiellement, condamne le racolage et le proxénétisme, mais tolère les maisons closes. Il existe même des taxes spécifiques pour ces établissements et des arrêtés municipaux précisant l'obligation de changer les draps à chaque client.
Dans la cuisine où les filles en peignoir fument et regardent la télé, les portables n'arrêtent pas de sonner. Ouvert depuis seulement un mois, ce "privé", qui compte six chambres à thèmes (Jacuzzi, donjon, gang bang?), ne désemplit pas. Dans cette région frontalière, la majorité des prostituées sont françaises. C'est le cas d'Alicia. Emmitouflée dans un grand pull blanc laissant deviner ses sous-vêtements, elle patiente devant une série américaine. La trentaine, cette belle brune aux grands yeux inquiets vient d'arriver. C'est la première fois qu'elle se prostitue. Avant, Alicia était nourrice, mais ses 900 ? mensuels ne suffisaient pas à élever ses deux enfants.
80% des clients viennent de France
Tout à coup un client tire le rideau. Il désire voir "la marchandise". Les filles se lèvent, au garde-à-vous, et font tomber le peignoir. Ici elles gagnent en moyenne 150 euros par jour. Dans d'autres privés, elles reversent 50% de leurs gains ou payent un loyer de 1 500 euros par mois au propriétaire.
Le commerce sexuel est en plein boom à la frontière franco-belge. De Dunkerque au Luxembourg, on compte environ 150 "privés" et pas moins de 500 bars à hôtesses (ou "bars montants"). "Le nombre d'établissements a tendance à sérieusement augmenter", confirme Jean-Bernard Cambier, le substitut du procureur du roi au parquet de Tournai. "Cela devient préoccupant, on est souvent à la limite de la légalité." Du routier au cadre sup, 80 % des clients viennent de l'Hexagone. "Ce tourisme sexuel à échelle européenne est sans doute un effet de la loi de 2003 sur la sécurité intérieure, explique-t-on à l'Office central de répression de la traite des êtres humains. L'offre diminuant en France, les clients se déplacent."
En une demi-heure de voiture, ceux de Lille-Roubaix-Tourcoing sont de l'autre côté de la frontière. On vient même de Paris pour profiter du libéralisme belge. Une étude du Mouvement du Nid, publiée fin 2004, a montré que de nombreux Franciliens faisaient le déplacement jusqu'à trois fois par semaine pour se rendre à Welvegem, le temple du sexe tarifé. La N50 reliant Tournai à Courtrai est aussi très courue. Des dizaines de bars montants aux néons roses et bleus bordent la route: "le Malibu", "le Boléro", "le Calypso", "l'Enigma"? Le champagne y coule à flots, à la différence des privés où l'alcool est interdit. Les "prestations" sont plus chères, mais le cadre - boules à facettes, hôtesses, musique d'ambiance - plus fantasmatique?
Quelques kilomètres plus loin, en rase campagne flamande. Au "Club Madame", Vanina trinque avec un client émoustillé par la petite robe rose qui colle à sa peau noire. Cette jeune Lensoise de 28 ans, originaire de Dakar, est titulaire d'un DEA de physique. "Je fais ça en attendant de trouver une place dans un labo de recherche", dit-elle simplement. "Aujourd'hui les filles sont moins pros, constate Béa, une responsable de "privé". Elles font ça comme n'importe quel autre métier."
Je joue le rôle du "papa" pour les filles
Victoria, elle, est responsable commerciale dans le civil. Actuellement au chômage, cette jolie Lilloise de 36 ans travaille dans un "privé" du centre de Tournai. Annoncée par une plaque "sophrologie" - une astuce pour ne pas choquer les voisins -, la maison de 200 m² ressemble davantage à une colocation d'étudiantes qu'à un bordel. Il y a ici une Noire, une Asiatique, une brune et une blonde. Pieds nus, une veste polaire sur le dos, Victoria la blonde nous fait visiter. Douche dans chaque chambre, préservatifs sur la table de chevet. "Une femme de ménage passe tous les jours", explique cette mère de famille célibataire qui mène une double vie depuis deux ans. "Je considère ça comme des missions d'intérim. Je fais deux ou trois mois ici, puis j'enchaîne sur un CDD. ça permet de renflouer les comptes." Victoria gagne en moyenne 5 000 euros par mois, sans compter les Assedic qu'elle perçoit en France.
Le propriétaire des lieux, c'est Dominique, dit "Dodo la Saumure", un Français installé en Belgique depuis dix-sept ans. "Je joue le rôle du "papa" pour les filles. Je les aide à trouver un appartement, à scolariser leurs enfants", explique-t-il au volant de son 4x4. Chemise ouverte et chaîne en or, cet ancien voyou touche-à-tout se considère comme un chef d'entreprise. L'un des plus gros dans son domaine.
A la tête d'une dizaine de privés et de bars montants, "Dodo" est soupçonné depuis huit ans de proxénétisme par le parquet de Tournai. "Je suis transparent, se défend-il. Quand une fille arrive, je faxe ses papiers aux flics pour qu'ils vérifient que ce ne sont pas des faux." Le business étant florissant, Dodo ne compte pas s'arrêter là. "Je vais bientôt ouvrir un cabaret oriental, une maison-donjon, un privé tenu par des travestis - le meilleur produit - et un autre réservé aux handicapés.
Pour faire connaître leurs établissements, les propriétaires de privés consacrent des milliers d'euros par mois à la publicité, en Belgique mais aussi en France, où ce type de réclame est en principe interdit. A la rubrique "rencontres" de l'édition lilloise de Paru Vendu, on peut ainsi lire une annonce pour un privé que Dodo vient d'ouvrir à Mouscron. Et il est en train de faire réaliser une affiche 4x3 vantant ses établissements, qu'il compte montrer bientôt sur un emplacement choisi: à Lille, dans le quartier du palais de justice, haut lieu de la prostitution locale.
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